Il est des livres qui parlent de vélo, mais aussi et surtout, des hommes qui en font. Ce Tour des Hommes Intègres bouleverse à plus d’un titre. Il évoque une compétition sportive bien éloignée des standards mondialisés ou de l’exploitation commerciale qui caractérisent nos courses européennes ; et puis, il nous parle d’un pays qui n’existe plus.
Car le Burkina Faso (littéralement : ” Patrie des hommes intègres”) n’est plus le pays humaniste et pacifique qu’il était à la fin des années 90, quand ce livre a été conçu.
On connait les difficultés actuelles de ce pays, où la junte militaire du capitaine Ibrahim Traoré, au pouvoir depuis fin 2022, poursuit sa répression des opposants et fait disparaître des journalistes. Même si le “Tour du Faso”, inscrit au calendrier de l’UCI, existe encore et continue de tracer, bon an mal an, ses improbables étapes sur des routes mal enrobées et recouvertes d’une fine couche de latérite.
Bricolages sensibles
La sobre – pour ne pas dire minimaliste – couverture du livre nous donne à voir, sur une surface de carton brun-vert, un petit vélo en fil de fer, sans doute la reproduction d’un jouet d’enfant fabriqué à la main dans un village africain. Ici, pas de titre ni de noms d’auteurs ; il faut faire pivoter le livre sur la tranche pour pouvoir lire son titre et le nom du photographe, et tourner une bonne quinzaine de pages avant de trouver le colophon, où figurent les noms des auteurs, contributeurs et éditeur. Ce choix éditorial n’est pas une coquetterie : il reflète l’esprit du livre et des acteurs qu’il met en lumière. Derrière une apparence rudimentaire, se cache une œuvre sensible et complexe, tout comme le Tour qu’il documente.
Photographies low-tech
Noires et blanches, les images de Marc Gouby le sont, et ce n’est pas un vain mot. Mais n’imaginons pas qu’il s’agisse du choix de la facilité. Ce noir-et-blanc, Marc Gouby l’utilise pour l’immense majorité de ses images, pas seulement pour celles prises en Afrique.
Dans ce livre, si les photographies se déclinent en plusieurs formats, le carré y est majoritaire. C’est celui des appareils moyen-format à double objectif et viseur de poitrine, comme le célèbre Rolleiflex qu’utilisaient les premiers photographes sportifs. Ces images “au rapport 1:1” disent les spécialistes, cadrées de blanc, sont seules sur leur page. Parfois, elles se mirent face-à-face, parfois, dialoguent avec un court poème.
Les autres images du livre sont dans des formats rectangulaires. Toujours horizontales, elles s’étirent parfois jusqu’à des proportions de photographies panoramiques, venant, à plusieurs reprises, occuper 3 volets dépliants dans l’ouvrage.
En admirant les portraits précis et fins pris par Marc Gouby, je ne peux m’empêcher de penser à la série « Secrètes » de Françoise Huguier, réalisée au Burkina et au Mali, un an tout juste avant ce 11ème Tour du Faso.
D’autres images, celles d’action, empruntent volontiers à l’out of focus d’un Bernard Plossu, ici probablement et admirablement servies par une pellicule argentique aux noirs profonds et détaillés. Comme pour les coureurs africains, il semble que le photographe utilise du matériel low-tech, un appareil argentique et non pas numérique, à l’instar des coureurs burkinabès, dotés de vélos en acier d’un autre temps.
Texte-parole
La préface est de Jean-Bernard Pouy, que je connaissais comme auteur libertaire de romans noirs, membre de l’Oulipo et intervenant régulier dans l’émission de radio “Des papous dans la tête“. Mais, j’avoue le découvrir ici comme chroniqueur cycliste, rôle que, ma foi, il assume avec talent.
Plus loin et pendant toute l’histoire, les photographies sont accompagnées de courts poèmes signés Moïse Fdida, aux titres évocateurs : Prologue, étape 2, l’arrivée, les sponsors…
Il se trouve que Moïse Fdida est, dans la vie, conteur professionnel. Il narre ici non pas les, mais la légende de ce Tour des Hommes Intègres. Le rythme sensible et faussement naïf de son texte-parole fait corps avec les paysages burkinabès, un pays d’Afrique de l’Ouest où l’oralité prime sur l’écrit.
Incipit cinématographique
Mais avant même que le livre ne commence, on découvrira que la première de couverture cache, sous son volet dépliant, le DVD du film “Le Tour du Burkina,” un 32 minutes tourné en 1997 par Éric Monier et Philippe Montoisy pour Envoyé Spécial/France Télévision.
Ce film s’intéresse à la 11ème édition du Tour, marquée par la victoire d’Ernest Zongo, cycliste burkinabè. C’est cette même édition que le photographe Marc Gouby a photographiée.
Les deux récits, l’un cinématographique et l’autre photographique, se répondent et s’enrichissent mutuellement, chacun avec les spécificités de son médium. Si leurs perspectives diffèrent dans ce qu’elles dévoilent, elles partagent toutes deux une approche à la fois respectueuse et nuancée du sujet.
Ironie en fin de tour
Pour le gagnant de ce Tour 1997, Ernest Zongo, il n’y eut point de fortune en fin de course. C’est la Fédération Burkinabè de Cyclisme qui a conservé la récompense, puisque c’est un cycliste de son pays qui a gagné.
Pour avoir osé se rebeller contre cette décision de la Fédération et réclamer son dû, Zongo n’a pas pu participer au Tour 1999.
Il vient de décéder, en 2024. Et le Tour du Burkina a vécu bien des vicissitudes depuis sa victoire de 97. L’édition 2014 a été annulée pour cause d’épidémie d’Ebola, celle de 2020 pour des questions de sécurité intérieure. L’édition 2024 n’a pas non plus eu lieu, car des cyclistes russes, pourtant interdits de compétition par l’UCI, avaient été invités par les organisateurs.
Ce Tour des Hommes Intègres est un livre de photographies saisissantes, qui révèle des cyclistes roulant envers et contre tout, fragiles dans leurs chaussures éculées et leur maillot de laine, mais infatigables dans l’effort et heureux d’être là.
Chaque coup de pédale sur ces routes poussiéreuses raconte l’histoire d’un pays qui vacille, entre résilience et désillusion.
À lire sans hésiter, en attendant que la roue de l’espoir tourne enfin dans le bon sens au Burkina Faso…
Le Tour des Hommes Intègres
Textes Moïse Fdida, préface Jean-Bernard Pouy
Photographies Marc Gouby
Conception graphique Mélanie Bloch
Traductions Catherine Fox
Imprimé par EBS, Verona, Italie
165 x 165 mm
152 pages
Couverture souple
56 photographies en noir et blanc, dont 4 dépliants trois volets,
incluant le DVD “Le tour du Burkina”
Film de Eric Monier et Philippe Montoisy / 31:54 min, France Télévision
Tirage limité à 750 ex.
Éditions Takakroir, 2012
ISBN : 978-2-9542146-0-3
Prix : 28€, en vente sur le site web du photographe Marc Gouby
Quelle perle !
Merci de nous la partager.