Aux confins de la Belgique, le domaine des Hautes-Fagnes demeure le plus grand espace naturel du pays. Pour le plus grand bonheur des cyclistes, des routes et des chemins secrets parcourent cette région de tourbières. Il nous tardait de découvrir ce joyau naturel du « plat pays ».
Récit et photos par Pierre Pauquay qui nous entraîne dans ce “Partir rouler“
En ce mois de juillet, le but de notre périple va nous emmener vers Stavelot, au pied du pays des landes. Et quel plus beau départ que le Coffee Ride, tenu par un ancien professionnel de la route, Jeroen Van Schelve ? On ne pouvait laisser passer une telle occasion… Dans ce coin d’Ardenne, ce café est le lieu de rendez-vous de tous les passionnés du vélo. Il propose des petits plats de circonstance, une toute belle collection de vêtements et bien sûr de succulents cafés. Jeroem a bénéficié également de la bienveillance de deux anciens pros habitant dans la région, Greg Van Avermaet et Rik Verbrugghe. Le Coffee Ride a d’autres tours dans son sac, notamment ces traces disponibles sur son site internet, en gravel, VTT ou en vélo de route. Pour cette échappée, nous nous sommes d’ailleurs inspirés de l’une d’elles.
Chemin d’Ardenne
Avec ses rives sauvages, ses villages dispersés et ses forêt clairsemées de hêtres et de chênes, la vallée de l’Amblève ouvre en grand son livre d’images pour les passionnés du vélo. Ce matin, après un petit café bienvenu au Coffee Ride, le chemin s’ouvre face à nous. Et cela va grimper dès le départ, via un revêtement caillouteux enjambant la ligne de chemin de fer. Peu après le village de Moulin-du-Ruy, nous serpentons entre les conifères menant vers le Roannay.
Dans la prairie, le ruisseau coule au milieu des herbes hautes : nous entendons sa musique, lancinante. Sur la colline en face, les hameaux se dispersent dans le paysage : ici tout n’est qu’harmonie. Le sentier s’élève, rude et implacable. Côtes sur chemin ou sur route, en Ardenne, c’est le même combat. Des forts pourcentages à vous faire déchirer les poumons. Nous sommes d’ailleurs proches des côtes du Stockeu, du Rosier ou de la Vecquée, des lieux de légende de la Classique, Liège-Bastogne-Liège. La trace grimpe de plus belle dans le bois où la chaleur fait perler de grosses gouttes de sueur sur le front.
Hautes-Fagnes : des lieux de légende
Un autre lieu de légende s’approche de nos roues. Alors que nous roulons à l’orée, le son de moteurs se répercute dans la forêt. Le circuit de Spa-Francorchamps, ce temple dédié à la vitesse, est tout proche, intégré dans son environnement naturel. Rien d’étonnant à ce qu’il soit considéré comme l’un des plus beaux du monde. Dans le village de Francorchamps, une voie verte nous invite à rouler vers les hauts-plateaux. Cette ancienne ligne de chemin de fer, reliant Spa à Stavelot, fut d’une importance économique considérable. Elle permettait d’exporter les eaux de Spa et les produits forestiers de la région. Dans les années 1960, les derniers trains de voyageurs circulèrent, emmenant pour la dernière fois, en 1969, les passionnés de sport automobile à l’entrée du circuit.
Perdus dans les Hautes-Fagnes
À Hockai, nous quittons la voie pour entrer dans la région des Hautes-Fagnes. Depuis le pont du Centenaire, le chemin s’enfonce dans le grand silence. Les arbres forment un tunnel de verdure où nous nous engouffrons. Nous sommes sur la trace qui nous mène vers le sommet du pays, la « Vèkée », une ancienne voie qui reliait par les crêtes et les landes la Principauté de Liège à celles de Stavelot et de Malmedy.
Les voyageurs du Moyen Âge empruntaient régulièrement ce chemin ancestral car son parcours s’avérait moins dangereux que les fonds de vallée et les grandes forêts, idéaux pour organiser le meilleur des guet-apens… Il est par endroit boueux, à d’autres plutôt stable mais cela passe en gravel. Si les conifères recouvrent aujourd’hui en grand partie le haut plateau, jadis le site ressemblait à un immense marais, pouvant s’avérer dangereux en hiver. La Croix des Fiancés est un témoignage vibrant de François et de Marie qui mourront gelés, parce qu’ils se sont perdus dans le blizzard, en janvier 1871…
Au passage à gué du ruisseau d’Herbôfaye, la végétation luxuriante recouvre les caillebotis, ces petites passerelles en bois caractéristiques de la région. L’itinéraire se fraye un passage à travers les aulnes glutineux et les bouleaux des Carpates, espèces pionnières de la forêt naturelle. Nous roulons sur un chemin très roulant en grenaille vers la fagne du Neûr Lowé, parsemée de tourbières et de quelques peupliers trembles et aulnes épars. À sa lisière, les conifères la ceinturent et la protègent comme un écrin.
Au bout de la voie, le murmure de l’eau ruisselant au pied du chemin se répercute et l’odeur âcre de la tourbe aiguise nos sens… Derrière un dernier rempart constitué d’une rangée de pins, nous distinguons la mer végétale des Hautes-Fagnes. Nous sommes à ses pieds, sur sa rive. L’eau s’écoule de partout et nous rappelle que le haut plateau est une immense éponge et le réservoir d’eau de la Belgique. Le sommet du pays est là : 694 m pour le Signal de Botrange. Une altitude qui pourrait faire sourire les montagnards mais elle se mesure en émotion. Ce haut plateau reçoit de plein front les pluies océaniques et la fagne est arrosée abondamment. On y enregistre deux fois plus de précipitations que dans la vallée de la Meuse. En roulant, nous nous rendons compte que l’eau est partout : glougloute sous les caillebotis, est emprisonnée dans les sphaignes, coule dans les fossés ou est en suspension dans cet air humide.
Une terre originelle
En longeant la grande fagne wallonne, nous roulons sur une terre isolée, brute et furieusement belle. Nous découvrons un paysage originel, créé au crépuscule de la glaciation, il y a 10000 ans. Plus loin, un petit bois de conifères protège comme un écrin la fagne de Troupa. Sur ces plateaux désolés, on exploitait la tourbe pour se chauffer. Chaque famille possédait sa fosse : les « troufleus » coupaient la tourbe en briquettes avant de les sécher. À ces travaux s’ajoutaient celui de la fauche des landes. Il était de coutume que les paysans séjournent dans les fagnes durant les semaines d’été dans de misérables huttes.
Une vue sur la gauche nous permet d’apercevoir la réserve naturelle jaune et or. À perte de vue, s’étendent la lande et les forêts qui la ceinturent : quel spectacle elles nous offrent ! Nous avons l’impression d’être dans un de ces espaces infinis qui hantent les rêves des randonneurs. Pourtant, il ne s’agit ni de l’Écosse ni du plateau de l’Aubrac, mais bel et bien d’un des derniers espaces sauvages de Belgique.
Le chemin descend franchement pour rejoindre la vallée formée par la Helle. Un passage à gué et voilà la rivière, charriant son eau noire. Nous atteignons une route qui nous porte jusqu’à la Maison Ternell. Situé au cœur de la forêt, la maison Ternell fut au XVIIe siècle le repère de chasse d’un industriel lainier de Montjoie. De nos jours, elle offre le couvert : un chouette plat du jour va nous ravigoter !
Dans l’après-midi, nous rejoignons l’Hertogenwald, la plus grande forêt domaniale de Belgique. Dans le haut Moyen-Âge, elle appartenait au patrimoine personnel des souverains mérovingiens : Charlemagne y exerça ses grandes chasses. La prédominance du hêtre et du chêne dans cette forêt ne provient pas d’une évolution naturelle mais est originaire bel et bien de la main de l’homme. Au cours de l’histoire, la hêtraie répondait à l’énorme demande en combustible des forges et des métiers du fer.
Une terre préservée
Les forêts du plateau, chétives, et les conditions météo, parfois extrêmes, donnent ce sentiment d’être ailleurs, dans la toundra. Ne dit-on pas qu’il gèle 120 jours par an et que les températures dégringolent plutôt vers les deux chiffres ?
Plus loin, changement de décor quand nous entrons dans un bois d’épicéas, quadrillant artificiellement toute la zone. Au XIXe siècle, les fagnes alors prussiennes, furent l’objet d’une nouvelle exploitation. La Prusse connaissait sa Révolution Industrielle. Les mines avaient un grand besoin de bois pour étançonner les galeries. Et l’épicéa, qui sifflait avant de craquer, était l’essence toute trouvée. Ce désert vert n’a heureusement pas envahi tout le haut plateau. Il subsiste encore d’anciennes chênaies et de boulaies.
L’itinéraire choisit la route de droite qui va traverser les fagnes de Steinley et de Allgemeines. Au sommet, nous enclenchons une plus grande vitesse pour aborder une très belle partie de l’itinéraire. Suite aux mises à blanc de la forêt, un panorama s’étend devant nous, infini. Sous le couvert des conifères, nous entendons le chant de la chouette de Tengmalm, si peu farouche. Dans la vallée qui nous mène vers le lac secret du Schwarzbach, le chat sauvage maraude, lui si proche et si éloigné de son cousin, notre chat domestique : quel plaisir que de rouler sur cette terre sauvage et préservée. Aux alentours du lac, la lande du Bergervenn est un relais pour les oiseaux migrateurs. Nous voudrions rester dans cette ambiance de solitude jusqu’à la nuit tombée, comme un coureur de bois…
Canyons et torrents
Battu par les vents, le village de Sourdbrodt hésite entre deux cultures et deux langues. En contrebas, le cœur bat encore en Belgique, tandis que le quartier de la gare ne renie pas ses origines allemandes. L’édifice a un petit côté rétro et rompt avec l’architecture des autres gares du pays.
Depuis le village d’Ovifat, nous dégringolons en suivant le torrent du Bayehon puis de la Warche. Le chemin va s’avérer très rapide, avec de beaux virages en dévers. Les troncs des sapins défilent et disparaissent subitement au cœur des gorges : les coupes de bois accentuent l’étroitesse du canyon formé par le ruisseau.
Le paysage est chaotique, montagneux et superbe. Ici et là, des petits ponts en bois nous permettent d’éviter les passages à gué. Nous n’hésitons pas à traverser le ruisseau. Les pieds trempés, nous sommes heureux comme des gamins. Le cours de la Warche nous mène vers Malmedy, une jolie petite ville très touristique où l’on retrouve cette joie de vivre « à la belge » avec ses bars, ses restaurants et ses baraques à frites. Il nous faut poursuivre notre route. Désormais, la voie verte, reliant Malmedy à Trois-Ponts sera notre fil d’Ariane pour rejoindre le Coffee Ride. En fin de journée, sur cette voie en balcon, les corps sont fatigués et les âmes en paix. Nous revenons, heureux qui comme Ulysse, d’un beau voyage, au cœur d’une nature et ensorcelante, les Hautes-Fagnes.
Carnet Pratique
Comment y aller ?
La commune de Stavelot se situe en province de Liège. Le Coffee Ride est situé dans le village touristique de Coo, connu pour sa cascade, la plus grande de Belgique.
Difficultés
Le circuit compte 100 km pour un dénivelé positif de 1205 m. Les quelques passages assez raides ne peuvent ternir cette randonnée dédiée au gravel. Dans les fagnes, la trace peu après Hockai pourrait s’avérer très boueuse, selon la saison. La suite des chemins est un enchantement.
Le Coffee Ride
Il est ouvert du jeudi au dimanche et propose également quelques chambres. Sur leur beau site, vous pourrez télécharger la trace gravel, nommée « gravel solitude ». Elle emprunte en grande partie les chemins et les routes décrits dans notre récit.